Déluge d’ocre et de pourpre, le ciel se parait des plus belles couleurs tandis que le soleil basculait doucement, presque comme un fautif, par-dessous l’horizon. Comme des perles brillantes posées sur l’écrin soyeux et coloré d’un bijou, des étoiles s’étaient piquées dans le ciel et le pendentif, un croissant de lune nacré, luisait faiblement au dessus de l’astre solaire. Un léger souffle de vent faisait bruisser les herbes et les buissons, rafraîchissant l’atmosphère comme chaque soir après une chaude journée d’été. Dardant ses prunelles de jade sur l’horizon, le matou tigré s’assit, souriant légèrement, comme narguant le soleil. Impassible malgré son rictus moqueur, Cadavre Exquis goûta à la chaleur des rochers du soleil dont les pierres, chauffées durant tous les jours, s’étaient imprégnées. Il avait vaguement entendu des ragots, alors qu’il côtoyait une bande de solitaires, comme quoi une guerre ancestrale déchirait les clans du Tonnerre et de la Rivière pour les rochers sur lesquels il s’était juché ce soir là, et son soutire s’étira imperceptiblement lorsqu’il y repensa. A ses yeux de solitaire, une telle querelle paraissait bien futile. Ainsi donc deux tribus se vouaient une bataille sans merci pour quoi ? Ce petit entassement de pierres en amont de la rivière, où les seuls êtres vivants que l’on pouvait trouver se présentaient sous la forme de lézards agiles ou de vipères dangereuses ? La stupidité inaltérable des clans s’étalait là dans toute sa superbe, et le matou tigré riait d’entendre des fois que tel meneur avait annoncé avec pertes et fracas qu’il reprenait la guerre pour reconquérir les pierres qui appartenaient d’ailleurs actuellement à … A vrai dire Cadavre Exquis ne le savait plus vraiment, et s’en fichait bien, vu que les émissaires d’un clan comme de l’autre se jetteraient sur lui avec une fureur possessive inexplicable s’ils le trouvaient là. Ce qui ne l’effrayait pas outre mesure, car il savait pertinemment qu’en cas d’affrontement, il serait assez agile pour se glisser hors de la garde de son adversaire et sauver sa peau. Puis a-t-on déjà vu tuer pour une frontière bafouée ? A bien y réfléchir, toutefois, il repoussa cette idée de sa tête. Il n’aurait pas été surpris davantage que ça d’apprendre que les chats des clans s’étaient réduit à ça, bien qu’il subsiste dans son esprit le fol espoir d’apprendre que les meneurs avaient affranchis leurs sujets et que désormais la forêt appartenait à tous. Rêvons un peu, mes enfants, que la société accepte de s’effriter au nom de la liberté et de s’effondrer pour permettre à tous de repartir sur un pied d’égalité. Que de chimères et d’utopies stupides. Sans leur berger, les moutons de Panurge courraient à leur perte, brouteraient toute l’herbe jusqu’à ne plus trouver un seul brin et finirait carnivore, ne pensait vous pas ?

Se délectant du spectacle éblouissant du coucher de soleil, Cadavre Exquis s’allongea tranquillement sur la pierre chaude, songeant à la discussion houleuse avec qu’il avait eue un guerrier du clan du Tonnerre lorsque celui-ci l’avait interrompu alors qu’il venait tranquillement vers les rochers du soleil. Prétendant qu’il n’avait pas le droit de pénétrer sur ses terres, le guerrier s’était hérissé et l’avait traité comme inférieur sous prétexte qu’il était étranger à son clan. Sans se dépourvoir de son sourire narquois, le solitaire lui avait donné sa vision des choses, souriant qu’à défendre un bien imaginaire il en oublierait de protéger ses biens physiques, et lui avait intimé de se soucier davantage d’assurer la protection de sa famille plutôt que celle, secondaire, d’une frontière sibylline. Agacé par le charabia du solitaire et par son ton légèrement ironique, le guerrier lui avait ordonné avec force feulements de quitter immédiatement son territoire, ce à quoi le solitaire avait répondu que sans foi ni loi, l’anarchiste qu’il était se fichait bien de violer une limite aussi vague. C’en avait été trop pour le chasseur qui s’était jeté sur lui en feulant de rage. Agile, le solitaire avait vivement esquivé avant de se jeter sur le dos de son attaquant, dessinant sur son échine une longue trainée ensanglantée, bien que la blessure soit superficielle. Après quoi il s’était juché sur une branche en hauteur, tandis que le guerrier, rageur, lui criait qu’il ne perdait rien pour attendre et rentrait au campement soigner sa plaie avant qu’elle ne s’infecte.
L’anecdote amusait Cadavre Exquis ; ainsi donc le clan du Tonnerre se targuait de posséder les rochers du soleil, alors qu’il n’était pas à même de faire comprendre au clan de la Rivière qu’ils étaient à eux ? Et comme il était un solitaire et que ses idées dérangeaient, alors elles devaient être oubliées et brûlées, car bien qu’on ne brûle plus les sorcières ni les livres, on brûle toujours les idées. Toujours aussi narquois, il braqua ses prunelles de jade sur le soleil et déclama d’une voix moqueuse :

« Bien arrogant celui qui prétend arrêter l’être sans règles. Si ni foi ni loi ne tiennent, en quel cas peut-on raisonner celui qui n’a ni raison de le faire, ni raison de ne pas le faire ? »

Son sourire s’étira imperceptiblement lorsque, dans son dos, il entendit le craquement caractéristique d’une branche cédant sous le poids d’un félin, accompagné par l’odeur singulière du clan du Tonnerre. Se redressant, il jeta un vague regard à l’arrivant, son habituel sourire collé aux lèvres, et dans la lumière ensanglantée du couchant, ses yeux de jade brûlant d’un feu moqueur, on eut cru voir briller une flamme démente au fond de ses prunelles.