Nuit d'Écume s'eloigna de son pas élégant du camp. Il regardait droit devant lui, la tête haute, le regard vert-jaune dans le vide. Droit devant, toujours avancer. Loin du camp. Tout l'ennuyait, aujourd'hui. Ces hypocrisies échangées à longueur de temps, les mensonges, les petits sourires forcés... Il n'en pouvait plus. Être seul! Voilà un plaisir auquel il n'avait plus goûté depuis bien longtemps. Pourtant, ça lui était presque vital. On devient las de se la jouer sociable, n'est ce pas? Qui n'a pas rêvé un jour de tous les envoyer se balader? Nuit d'Écume y pensait tous les trois ou quatre jours. "Allez au diable!" Mais il ne le disait, évidemment, jamais. Il faut maintenir son savoir-vivre. Construire son image. S'imaginer un personnage. Nuit d'Écume n'était pas comme les autres - lui n'avait pas besoin de mensonges pour se créer une aura... Il était lui-même, simplement. Mais il faut coûte que coûte garder la tête haute et avoir le courage de faire face à tous les regards, toutes les remarques... Au bout de quelque jours, il fallait décomprésser. "Dans ma forêt ou on votera les lois tous ensemble, il y aurait des vacances à tour de rôles." songea-t-il avec un regard noir en arrière, là où le brouhaha quotidien des félins matinaux s'estompait lentement au fur et à mesure qu'il s'éloignait de son pas dansant. Toujours tout droit. Marcher le détendait. Tant mieux pour les rongeurs qui n'avaient donc pas à le craindre, tant pis pour les estomacs de son clan. "Qu'ils aillent chasser eux-mêmes." D'ordinaire, par simple mesure d'égalité envers tous, il accomplissait les tâches de guerrier, mais il n'avait tout bonnement pas envie de faire quoi que ce soit d'utile, là tout de suite. De toute façon, aucune odeur alléchante perçait l'air lourd de cette matinée. D'ailleurs, il aurait tout aussi bien pû être tard dans le soir, vu la quantité réstreinte de lumière qui filtrait tant bien que mal à travers les épais nuages... L'éspèce de croûte noire qui suplombait la forêt, effaçant la voûte céleste, promettait une pluie diluvienne. L'air était jaune maladif, sans ombres, lourd, oppressant. Les cîmes des arbres les plus hardis semblaient s'enfoncer dans les nuages d'orage, l'air de vouloir les percer à tout prix. Et quand ça sera fait, l'eau céleste arriverait enfin... Ça faisait des jours qu'il ne pleuvait plus, des jours qu'une chaleur de plomb pesait sur les épaules de chaque habitant de la forêt de Cerfblanc. L'air chargé d'humidité promettait ce que toute la forêt attendait. Tout n'était que souffle retenu, tout n'était qu'immobile. Alors allez essayer de chasser dans cette ambiance! Mais Nuit d'Écume devait simplement s'isoler. Et puis, il aimait la pluie. Il faisait parti du fier clan de l'eau, tout de même.

Tout en ruminant de sombres pensées, le regard morne, l'élégante silhouette si haute sur pattes se frayait un chamin à travers les sous-bois immobiles et agaçants, pour enfin pouvoir marcher plus à son aisé dans un espace plus dégagé. Des galets. Tiens? Nuit d'Écume s'arracha à sa transe et regarda autour de lui. La plage de galets qui bordait le lac... Il était au Grand Lac! L'immensité des eaux troubles de cette étendue reflêtait cette étrange lumière jaunâtre d'avant-orage, tout en paraissant sombre, menaçante. Les quelques rayons fébriles qui perçaient l'immensité des nuages allaient ricocher sur sa surface. On pouvait les compter sur les griffes. Trois, quatre? L'effet avait un charme particulier. Le monde faisait semblant d'être éternel. Un mensonge se cachait dans l'immobilité. L'air menaçant des nuages, le côté dangereux du panorama qui s'étendait devant les yeux de Nuit d'Écume, tout ça le trahissait, se mensonge. Eh oui! Car rien n'est éternel, ici. Dans quelques heures, voir minutes... Comme pour complèter les pensées du matou calico, un grondement de tonnerre retentissant roula vers la forêt de Cerfblanc, lointain. Où n'étais-ce qu'imagination? Soudain, une étrange odeur attaqua l'appareil olfactif extremement sensible de Nuit d'Écume. Il en fit une grimace de degoût. Quelle puanteur! Ça ne pouvait être que le Clan du Vent et son fumet de crottins de lapin! Parfum de Lande, qu'ils disaient. Mon oeuil. Mais apparamment, Nuit d'Écume ne fût pas le seul à remarquer la présence d'un intrus. Une voix haineuse d'où perçait la mauvaise humeur s'éleva, non loin. Le guerrer du Clan de la Rivière se retourna lentement.

-Hé! Qu'es que tu fout là toi?

Un félin massif, au pelage brun tacheté, le fixait de ses yeux étranges et perçants en montrant les crocs. Son pelage avait doublé de volume, et ses griffes pointaient de ses pattes bien campées au sol. "Hmm... Allure plus imposante qu'il n'est, j'imagine". Nuit d'Écume avait une sainte horreur des brutes sans coeur, des gros durs qui se la jouaient avec leurs insultes et leur muscles. Il planta son regard de citrine claire dans les yeux étranges de son adversaire. Nuit d'Écume n'arrivait pas à identifier ce qui donnait à ce matou cette allure irréelle, bizarre... Après s'être donné le luxe insolent du temps d'attente, il miaula finalement d'une voix ou chaque syllabe se détachait, prononcée avec délicatesse:

-Oh... C'est déplorable. Quelle triste diction! Quel gâchis de langue!

Il affichait son rictus cynique comme d'habitude, ayant repris son masque inflexible et agaçant. Il savait que le chat aux allures impulsives en face de lui, à quelque longueurs de queues, allait enrager à ses dires si insolents. Nuit d'Écume n'y pouvait rien: il n'avait pas un soupçon de respect pour ce genre de matous. Jusqu'à présent, quelque maigres branches qui perçaient encore la couche naissante de galets dissimulaient encore à peu près son pelage écaille de tortue sombre. Décidant de faire son entrée, il contourna élégamment le petit buisson décharné par le début de saison chaude assomant, et alla s'installer dans le champ de vision du félin. Puis il reprit, en prenant soin de vouvoyer cet inconnu comme à son habitude (Il vouvoie même ses amis les plus proches):

-Par ailleurs, je pourrais bien vous retourner la question.