Cela faisait longtemps que tu ne t’étais pas retrouvée seule. Seule dans la forêt, seule avec toi-même. Après la mort de ta mère adoptive, on t’a souvent prit en pitié, on a souvent insisté pour t’accompagner à droite, à gauche. Va savoir pourquoi tu n’as pas souffert de cette mort. Elle n’était pas ta mère. Elle n’a fait que t’adopter. Te prendre en pitié elle aussi. La pitié est un sentiment bien abject quand il n’est usé que par pur hypocrisie. T’a-t-elle seulement aimé comme sa fille. Ta vrai mère t’a aimé. Mais aimé dans la douleur de ne pas t’avoir désiré. D’avoir été assujettie par ses maitres. Asservie jusqu’au bout des griffes, jusqu’à avoir des petits pour le bon plaisir de ces tyrans. Et c’est en partie pour t’épargner cette vie qu’elle t’a laissé dans la forêt. En sachant bien qu’on te trouverait.

C’est étrange de revenir sur le passé. Mais cette journée s’y prête si bien. Une belle journée d’hiver, claire, pure, glaciale. Et toi qui te promène entre les arbres, sans but particulier. Juste l’envie de te retrouver. Te souvenir de chose sans importante, juste ton passé, ce que tu as été, ce que tu es devenue. C’est fou ce que le temps passe vite. Comme la plus translucide des eaux qui s’écoule sans que rien ne puisse la dévier. Mais tu continues de marcher, tu ne cherches pas à le poursuivre, ni à le rattraper. Tu ne cherches pas à le retrouver. Non. Tu ne regrettes rien. Tu n’appréhendes rien. Ni les morts, ni les rencontres. « C’est écrit » tu te dis. On n’y peut rien, c’est comme ça. Tu sais que tu ne feras jamais rien d’autre que subir, profiter. C’est la vie, c’est ainsi.

La première fois que tu l’as vu, tu as été surprise. Tu t’es demandé qui elle était, pourquoi elle se trouvait là. Tu n’avais aucun souvenir d’elle, et pourtant tu l’avais croisé le matin même. Tu pensais pourtant connaitre tout le monde. Tu pensais tout savoir sur tout. Ça t’a fait mal de comprendre que ce n’était pas vrai. Elle, tu la connaissais parce qu’elle faisait partie de ton clan. Elle te connaissait pour les mêmes raisons. Pourquoi vous-êtes-vous retrouvées là ? Et d’ailleurs, où vous-êtes-vous rencontrée ? Tu ne te souviens même plus. Tu sais juste que vous avez commencé à discuter. Juste comme ça, de la vie du clan, de ton apprentie. C’était peu après ton baptême, tu étais encore impulsive et arrogante. C’est vrai que tu as changé. Serait-ce grâce à elle ? Tu as commencé à l’admirer, à vouloir lui ressembler, être aussi posé, sérieuse. Tu trouvais ça plutôt cool, et tant pis si ça ne te ressemblait pas. Dans le même temps, tu avais la nette impression qu’elle ne t’appréciait pas. Elle semblait indifférente à ton envie de te rapprocher d’elle. Rappelle-toi. Non ? Comment ça a changé, comment votre amitié s’est-elle épanouie ? Tu ne t’en souviens même pas. Peut-être quand tu as réalisé que c’était inutile de vouloir être quelqu’un d’autre. Peut-être quand tu as compris que tu ne serais jamais quelqu’un d’autre que toi. Elle s’est soudainement mise à te parler. Elle t’a raconté. Tout. La mort de sa mère dans cette patrouille de chasse d’abord. Tu te souvenais vaguement en avoir entendu parler, étant chaton. C’est vrai qu’elle est plus âgée que toi. Et puis la disparition de son compagnon. Son amour perdu. Tu avais fait de ton mieux pour la consoler. Avec tous les mots qui te venait à l’esprit. Mots maladroit, imbéciles, inutiles. Tous les gestes dont ton cœur était capable. Des coups de langues, des signes encouragent. C’était bien dérisoire, surtout venant de la bienheureuse Enchantement de la Biche. Tu as presque commencé à avoir honte d’être aussi chanceuse, aussi heureuse. Tu as aussi réalisé que la plus grande des richesses, ce n’est pas le pouvoir c’est le bonheur. Tu n’avais encore souffert d’aucune mort, si ce n’est celle de ta mère adoptive, qui te laissait bien indifférente. Tu n’avais jamais connu de malheur à proprement parlé. Le genre de catastrophe qui hante tes songes, t’empêche de dormir, de vivre. Et maintenant ? Tu l’adore n’est-ce-pas, elle est ta confidente, celle en qui tu as placé toute ta confiance. Est-ce réciproque à présent ? Oui, oui, c’est ce que tu penses. Elle n’est pas des plus faciles, et son caractère fataliste et pragmatique tranche clairement avec ton optimisme constant. Et alors ? Tu t’en moques bien, c’est aussi pour ça que vous vous entendez si bien. Et elle t’a bien aidé, dans milles situations de doutes.

Non, tu ne regrettes rien. Si tu avais à tout recommencer, tu ne changerais rien à ta vie. Mais de toute façon tu ne le pourrais pas. Alors tant mieux si tu es satisfaite. Tu sais Enchantement de la Biche, je pense que tu as de la chance. Mais je pense aussi que tout le monde finit par être heureux. C’est un fait. Tu le penses aussi n’est-ce-pas ? C’est un fait, comme après la pluie vient le soleil. Et parfois les deux en même temps. Cela forme alors un arc-en-ciel. Et ce nouvel arc-en-ciel dans ta vie, c’est ce chat. Lui. C’est curieux, tu n’avais jamais ressentis de tels sentiments. Des sentiments étranges, forts, doucereux, douloureux. Des battements de cœur qui s’arrachent dans ta poitrine, qui te donne presque envie de mourir. Mourir de bonheur, mourir de douleur. Et ce chat que tu n’as jamais remarqué avant. Pourquoi ? Son regard qui a croisé le tien. Par accident, par hasard. Son regard vert, identique au tien. Et son pelage bicolore portant sur lui les reflets irisés du soleil. Ton cœur s’est emballé très vite. Ça t’a effrayé. Tu as tourné les talons en vitesse et es partit sans le regarder à nouveau. Et toute suite tu as regretté. Quel était son nom déjà ? Le repenti t’a pris au ventre, tu sens des larmes monter jusqu’à tes yeux et te serrer la gorge. Tu as envie de hurler, te casser la voix et lui dire que tu l’aimes. Honte aussi. D’être tombé amoureuse si vite, d’un simple regarde. D’être ébranlée à ce point. Au point de vouloir mourir. C’est étrange, tu préférerais l’oublier. Tu sais que tu ne pourras jamais rien lui avouer. Tu as trop peur d’être rejeter, d’être malheureuse. De souffrir. Tu ne veux pas. Tu soupires, une volupté de fumée s’élève dans le ciel. C’est si volatile, si futile. Comme la vie. Comme ta vie. Vie inutile, vie d’inutile. Car quel est ton rôle dans ce monde ? Qu’est-ce que ta présence pourrait bien lui apporter ? Rien certainement. Il fut un temps ou ton rêve était de laisser une trace indélébile dans les mémoires. Tu voulais plus que tout qu’on parle de toi dans les histoires des anciens. Et tu étais prête à sacrifier des de choses pour ceci – pour l’ambition. Mais ta rencontre avec lui a tout changé. Il a tout changé. Tes rêves et tes désirs. C’est fou ce qu’une rencontre peut modifier une vie. Mais peut-on qualifier cela de rencontre ? Est-ce un coup de foudre, une révélation ? Vous avez très peu parlé, et il t’a tout de suite plu. Maintenant, ta seule convoitise est de savoir si tes sentiments sont partagés.

Une odeur – familière à présent – te caresse les narines. Le clan du Saphir. Tu n’es pas loin de leur territoire. Tu ne peux t’empêcher de penser à elle. Ta sœur, enfin à priori ta demi sœur. Tu aimerais beaucoup plonger ton museau dans sa fourrure, humer son odeur réconfortante. Tu n’aurais jamais avoir une demi-sœur. Mais au fond ce n’est pas étonnant. Tu te souviens comment tu l’as appris ? Par un rêve. Un rêve des plus étranges à vrai dire. Tu n’as de lui qu’un souvenir très flou, même au réveil. Tu te souviens juste qu’un chat tigré massif te demandait de te rendre à la frontière du clan du Saphir au crépuscule. C’est bien ça. Tu t’en souviens comme si c’était hier. C’était l’été, il faisait une chaleur torride. Tu n’avais pas résisté à la curiosité de te rendre au lieu de rendez-vous. Tu t’es posé milles question au cours de la journée. Tu avais le sentiment que quelque chose allait changer. Au fond tu ne regrettes pas d’y être allé. Tu es arrivé la première. Tu as attendu quelque temps parce que tu étais en avance. Tu te souviens, tu commençais à avoir faim. Tu as hésité à rentrer au camp. Mais quand tu allais faire demi-tour elle est arrivé. Elle te ressemble n’est-ce pas ? Elle est ton portait presque craché, à la seule différence que tu es petite et elle grande. Elle est ta sœur. Enfin ta demi-sœur au moins. Quand vous vous êtes rencontré vous avez échangez vos histoire, comme ça, sans trop savoir pourquoi. Vous avez parlé de votre passé tout naturellement. Sûrement parce que c’était le désir du clan des Etoiles. Et puis vous vous êtes rendu compte qu’elles coïncidaient. Mieux encore, vous avez découvert que vous aviez les mêmes origines, la même mère. Tu étais l’ainée, née d’une première portée. Elle était de dix lunes ta cadette. Vous avez fait le choix de vous revoir. Tu l’as quitté avec un pincement au cœur. Tu n’aurais jamais pensé avoir un membre de ta famille faisant partie d’un clan. Ça t’a ravie. Tu es rentré le cœur plus léger que jamais, ajoutant un bonheur de plus à ta vie. Tu t’es confié à elle très souvent. Elle en a fait plus ou moins autant. Elle est pour ainsi dire plus distante. Tu t’en moque bien. C’est comme ça et tu ne la changeras pas. Elle t’a raconté. Comment elle s’est retrouvée seule. Elle t’a parlé de lui. Perle Vagabonde, son sauveur, et tu n’as pût t’empêcher de le louer pour l’avoir tant aidé. Elle t’a parlé d’elle. Carré d’As. L’assassin de Perle Vagabonde si tu as bien comprit. A vrai dire c’est un peu flou tout ceci. Tu ne la comprends pas vraiment, son histoire. Tu regrettes de ne pas l’avoir plus protégé, de ne pas l’avoir vu grandir. Tu as regretté, tu en as voulu à ta mère de t’avoir laissé dans la forêt. De ne pas t’avoir permis de la connaitre plus tôt. Mais tu te résonnes en te disant que cela vaut mieux que de finir chatte domestique.

Oui, il ne fait aucun doute, tu as beaucoup évolué. Ta vie te satisfait tout à fait ainsi. Tu n’as pas du tout envie qu’elle change. C’est un peu égoïste, mais tu es égoïste après tout. Tu veux seulement être heureuse, ne pas souffrir, comme ne pas subir la douleur des autres. Et puis Lui. Tu l’aimes tellement. Tu aimes tellement lui parler, être avez lui. Quand tu penses à tout ce qu’il s’est passé au cours des dernière lunes, tu sens comme une chaleur qui réchauffe ton cœur, des larmes qui te monte jusqu’aux yeux pour venir rouler sur ta joue comme deux petites perles translucides. Des larmes de joie qui laisse une trainée humide sur ton pelage brun tigré. Tu soupires toujours de temps à autres, tantôt d’aise, tantôt accompagné d’un souffle mélancolique. Tu te mets soudain à courir. Tu as hâte. Hâte de retourner au camp. Hâte de voir la suite. Quelle suite ? La suite de quoi ? De qui ? De toi. Des autres. Retrouver tes amis devant la réserve de gibier. Leur parler avec désinvolture, toujours un peu gênée tout de même. Te demander plusieurs fois dans la soirée ce que fait ta soeur en ce moment. L’imaginer dans le clan du Saphir. Puis bavarder avec ta meilleure amie jusqu’à tard le soir, assises flancs contre flanc sous la lune. C’est ton quotidien, mais il est bien loin de te paraitre banal. Au fond tu aimes ça, la monotonie d’une vie, la routine sécuritaire qui t’assure d’être heureuse aussi longtemps qu’elle perdure. Tu ne veux pas que ça change. Tu voudrais rester dans ta bulle sans que rien ne bouge, jamais. Être le centre de ton monde, le point autour duquel tout le monde gravite. Tu veux de l’action aussi, mais que ça ne te concerne pas. Des changements qui n’influent pas sur ta routine. Un évènement intéressant qui ajoute du piquant à la vie sans pour autant stopper la tienne. Voilà ce que tu aimes. S’en est presque honteux tant c’est individualiste, mais tant pis. Si c’est ce qui te rend satisfaite. Pourquoi changer ?