Ce n'était pas tant pour pouvoir faire face aux blagues lugubres de Faust qu'elle venait ici. C'était surtout à cause du sentiment nommé curiosité. Pourquoi n'était-elle pas venue ici plus tôt ? A cause des réflexions sombres que son compagnon de vie lui servait sur des plateaux. Elle se sentait petite ... Tellement petite. Elle observait les pierres tombales, les yeux ronds d'incompréhension. Pourquoi diable ériger de tels champs, piqués de toutes parts par des choses nullement comestibles ? Les humains avaient décidément de drôles d'idées ... Elle avait l'impression de pouvoir devenir la proie de n'importe quoi. Cet endroit était tellement peu rassurant ...

Un cri de corbeau la fit sursauter. Elle se trouva idiote de s'effrayer de si peu. Elle était tendue comme un ressort, prête à détaler en quatrième vitesse au moindre danger. Puis elle se rappela de l'être avec lequel elle vivait. Elle se détendit. Comparé à lui et à ce qu'il lui avait fait subir, elle était vraiment sotte d'être terrifiée comme un chaton de trois lunes à peine. Elle se secoua. Ah, stupide animal ! Elle n'avait plus le droit d'avoir peur pour si peu. Elle redressa la tête, reprit sa marche. Elle prit une démarche moins raide, un port de tête plus fier. La guerrière marchait, la guerrière se présentait au monde comme étant sans frayeurs. Quelques petits rongeurs filèrent non loin d'elle. Vu leur course relativement lente, elle aurait pu les attraper sans trop de soucis. S'arrêtant un bref instant pour les observer déguerpir, elle reprenait sa route par la suite.

La demoiselle n'avait pas trop de chemin à poursuivre, pas de but particuliers. Elle se dégourdissait les pattes, tout simplement. Ses yeux se levèrent vers le ciel. Elle semblait lui demander la route à emprunter. Finalement, son regard s'abaissa de nouveau vers la terre. La féline slaloma entre les tombes avec l'air d'une danseuse paresseuse, les yeux à demi-fermés comme pour profiter pleinement des mouvements de son corps. Afin de les sentir, les ressentir, les faire vivre. Elle rouvrit grand les yeux. Ce qu'elle vit ne lui déplut pas, mais ne la ravit pas outre mesure. Un chat roux, le visage dégoûtant, lui fit face. Un instant, elle sembla étonnée, recula de quelques pas sans rien dire et le dévisagea.

Ce félin ne lui disait rien. Elle pencha la tête sur le côté, l'air de lui demander par la simple force de la pensée de décliner son identité. Mais apparemment, elle n'était pas douée de dons télépathiques. Elle laissa son regard se promener derrière le chat. Il mangeait ... un rat ? Elle fit une grimace de dégoût, sans pour autant avoir l'air choquée.

« Décidément, je ne tombe que sur les fous. Et même dans un lieu désolé, j'en déniche ! Je ne vous raconte pas quelle malchance j'ai, Monsieur ... »

Elle eut un soupir dépité. La demoiselle semblait si familière qu'ils auraient pu se rencontrer dix fois avant qu'elle ne se serait pas comportée d'une autre façon avec lui. Elle ne paraissait pas pour autant proche amie, simplement, elle donnait l'impression de connaître le félin par une quelconque relation. Ce qui n'était absolument pas le cas. Elle reposa son regard sur le chat roux - qui ne lui plaisait décidément pas.

« Je me nomme Lachésis. Et vous êtes, Monsieur ? »

Dans sa courtoisie apparente se cachait une exaspération évidente. Cependant, elle ne détestait pas le félin d'emblée. Elle n'avait pas beaucoup d'à priori, à part qu'elle le trouvait sans l'ombre d'un doute d'une apparence peu attirante ...

Méritait-elle la vie ? Cette question, aussi longtemps qu'elle se la posait, restait éternellement sans réponse. Après tout, elle avait combattu pour retrouver la lumière, avait guerroyé pour sa liberté, avait résisté pour un faible espoir ... Mais cela la faisait-elle méritante ? D'autres n'avaient-ils pas accompli bien plus qu'elle pour sortir de la galère que devenait leur existence ? Et ceux-là n'avaient-ils pas connu la mort tragiquement jeunes ? Lachésis considéra ses pensées quelques instants. Qu'elle était sotte ! Tout le monde meurt un jour, c'est une fatalité, et une vérité que certains préfèrent ignorer. A chacun de faire son possible pour repousser l'heure de sa mort. Et puis, les moeurs idiotes ne ressuscitaient pas les morts. Pourquoi s'apitoyer sur le sort de quelques-uns, quand on sait pertinemment qu'on ne peut absolument rien y changer ? Quelles idées stupides peuvent l'effleurer, parfois ...

La demoiselle soupira avec lassitude. Bien des félins, au cours de ses nombreuses rencontres depuis la sortie de sa geôle, l'avaient jugée sans coeur. Elle se remémorait alors avec un sourire perplexe la chanson humaine que lui avait apprise son frère, enchanté par l'air de cette innocente mélodie. Elle n'avait fait que plus l'aimer encore quand sa mère en avait fait la traduction, avec un sifflement méprisant à l'adresse des paroles grossières du texte. Lachésis était impressionnée par l'intelligence dont pouvaient faire preuve certains êtres humains, malgré tout.
Thank you Satan, pour les étoiles que tu sèmes dans le remords des assassins, et pour ce coeur qui bat quand même dans la poitrine des putains, pour les idées que tu maquilles dans la tête des citoyens, pour la prise de la Bastille, même si ça ne sert à rien.
Elle ne pouvait pas dire ce qu'était la Bastille, et elle se demandait seulement aujourd'hui ce que pouvait bien représenter ce mot. Une invention humaine ? Elle savait que Satan était le diable, une sorte de mauvais Clan des Etoiles pour eux. Elle demanderait à Faust. Ou à tout autre félin cultivé, peut-être. Ce chat roux n'avait d'ailleurs pas l'air si bête ... Et il le prouva l'instant même où elle se fit cette judicieuse réflexion. Malgré sa tenue exécrable, il avait bon goût pour les mots ...

Il la confortait dans son hypothèse, très humblement. Lachésis s'en étonna. N'allait-il pas lui sauter à la gorge comme le dernier des charognards ? Une lueur surprise s'alluma dans ses yeux. Il confirma également que tomber sur lui plus particulièrement était regrettable. Il la pria de ne pas faire preuve de courtoisie à son égard. Elle n'avait en rien caché son dégoût - il n'avait malgré tout pas compris toute la finesse de ses réactions. Elle ne lui cachait pas que sa vision l'incommodait, mais utiliser d'horribles mots pour s'adresser à quelqu'un était un manque de distinction, selon elle. Et puis, c'était une habitude, voilà tout ... Elle voulait essayer d'être unique, au moins un peu différente en ne détalant pas en quatrième vitesse. Il s'exprimait avec un ton fataliste qui la charma. Il daigna lui donner son nom. Halloween. Elle sourit, ravie de voir que ce félin devait avoir de la culture sur les êtres humains. Elle en oubliait presque son apparence dégoûtante.

« Halloween ... C'est un beau prénom. C'est une fête humaine, je me trompe ? Ce nom est aussi effrayant ... qu'un cimetière. »

Elle pouffa légèrement, observant les lieux avec une lueur pétillante au fond des pupilles.

« Vos rats doivent avoir un goût de mort. Oh, au fait : êtes-vous cultivé ? »

La question lui paraissait assez évidente, dans la mesure où elle cherchait quelqu'un pour la renseigner sur ce fameux terme " Bastille ". Avec un nom pareil, il devait bien pouvoir l'aider. Non ? Et tant pis si la question lui semblait farfelue ...