Feu des Ombres bailla majestueusement avant de me répondre. Je hochai la tête d’assentiment, distraitement, heureux de voir qu’un autre membre du Clan ne se sentait pas en forme olympique ces derniers jours. Le jour tardif, pâle, gringalet n’égayait pas assez nos journées. Le soleil se couchait trop tard pour vraiment que je puisse en profiter. Une fraîcheur déprimante s’installait tranquillement sur les terres, ne laissant aucun doute : l’hiver était bel et bien ici pour quelques temps. Il s’était amené avec ses lourds pieds maculés de boue, avec la permission de mère Nature, lui permettant d’emmerder quelque peu chacun des êtres vivants sur cette planète. Personnellement il ne me faisait ni chaud ni froid : accompagné de ma grosse fourrure qui me servait presque de manteau comme les bipèdes en avait, je ne craignais que très peu les vents frisquets. Pourtant de grosses gerbes blanches, nacrée, s’échappaient paresseusement d’entre mes moustaches, démentant mes propos. Si mon corps avait froid, mon âme ne s’était jamais sentie aussi brillante de chaleur.

Feu des Ombres reprit la parole, expliquant son problème à trouver des proies, en partie accentué par sa flemme passagère. Je lui fis un petit sourire amical. Je ne connaissais que trop bien ce sentiment ; partagé entre deux comportements. Devenir le guerrier modèle, et ainsi pouvoir remplir un peu mieux sa panse le soir, ou flâner toute la journée et se contenter d’une petite souris maigrelette, au risque de se mettre quelques morts sur la conscience. D’un point de vue totalement subjectif, je n’arrivais pas à voir aussi loin que ca : je faisais obstruction des anciens qui mourraient chaque année, des progénitures trop faibles des reines qui décédaient dans la pouponnière. Cela ne m’atteignait que peu. J’allais dire quelque chose de cruel, d’horrible : ce n’était que le cercle de la vie. Je n’étais pas capable d’endosser toute cette responsabilité, bien que mes épaules soient étonnement large pour un chat. « - Je crois de toute façon que nous avons fait fuir toute bestiole encore terrée ici. Elles ne sont pas stupides, ces petites boules de poils. Elles savent fuir le danger lorsqu’arrive la Saison des Neiges. Je te suis, guerrier. » Je n’étais pas du genre à m’ennuyer rapidement : Feu des Ombres n’avaient qu’à me surprendre s’il voulait qu’on aille faire un tour ailleurs. « - Nope cap’taine. Personne. Lorsque j’ai quitté le Clan, il était presque vide. Avec ce temps pourri, je crois que tout le monde essaye de profiter des derniers moments opportuns à la chasse… » Ce que tu n’es pas entrain de faire, imbécile, me réprimandai-je bêtement mentalement. « - Je crois qu’on va se prendre un gros grain sur la tête, si tu veux mon avis. » J’avais regardé aussi dans la direction des gros nuages noirs s’amoncelant à l’horizon. La pluie ne me dérangeait pas spécialement, néanmoins mon pelage mettait des plombes à se sécher lorsque je me faisais surprendre par une petite bruine. J’en frissonnai d’avance.

Prends ton temps. <3
On pourrait demander à un autre guerrier de nous rejoindre

=D Ouais, c'est parfait pour moi !

Le mâle noir semblait ne pas aimer la pluie. Je n’étais pas forcément un grand fan non plus, mais les intempéries ne me dérangeaient guère. Mon pelage, épais, lourd, chaud, me servait d’un bon manteau contre les envies des nuages. Vent, grêle, neige ou pluie, qu’importait ? J’avais généralement le temps de rentrer au camp avant d’être réellement transi jusqu’aux os. Une bonne petite sieste aux côtés des membres de son Clan dans la tanière des guerriers, et tout redevenait comme avant. Mon pelage séchait tranquillement, réchauffé par la chaleur dégagée par tout ces corps serrés les uns contre les autres. A cette idée, ma queue frémit d’envie. J’allais foncer ventre contre terre jusque dans cette tanière de bonheur (et tant pis pour la boue qui maculerait mon pelage perle !), lorsque Feu des Ombres opta pour une autre solution. Une cachette, un abri en attendant que le grain ne passe. Je grommelai intérieurement pour cette idée de repos qui s’évaporait comme de la fumée. J’y cherchai un point positif : je pourrais au moins discuter un peu plus avec ce chat de mon Clan que je ne connaissais que très peu. Après mûre réflexion, ma paresse me gardait souvent à bonne distance des autres guerriers, tous plus dynamiques les uns que les autres. Extraverti comme pas deux, j’avais aussi ce don de blablater pendant des heures, ennuyant par la même occasion mon auditoire. Rares étaient les amis que j’avais dans ce Clan : ils étaient soit décédés, soit inexistants. Je soupirai à cette idée. Oui, passer un petit moment dans cette souche d’arbre serait une très bonne idée.
Je le suivis docilement.

Une fois confortablement installé dans cet endroit plutôt agréable, Feu des Ombres me posa une question. Il me demanda de raconter ma vie, parce que « finalement, on ne se connaissait pas si bien que cela ». J’allais répondre, lorsqu’une nouvelle odeur titilla ma truffe. Une jolie femelle au pelage de sable fit son entrée et nous lança un petit regard contrit, le ponctuant d’une phrase rhétorique. Il ne s’agissait que de Lueur d’Occident, une nouvelle femelle récemment atterrie dans nos rangs. Blessée par le Clan de la Terre, nous lui avions donné l’asile le temps qu’elle se rétablisse. Puis elle avait commencé à devenir une guerrière à part entière de notre Clan. Certains semblaient contre cette nouvelle arrivante, d’autres ne faisaient aucun commentaire. Cela pouvait donner lieu à de belles discussions enflammées, sur le destin d’une pauvre chatte qui n’avait rien demandé d’autre que d’un peu de chaleur féline. « - Bonjour, Lueur d’Occident. Comment vas-tu ? » Regard Amical. Une pensée traversa mon esprit. Que pensait Feu des Ombres de cette nouvelle ? Je posai mon regard vert de gris sur le guerrier noir. Sa prochaine réaction montrerait son degré d’ouverture d’esprit. « - Nous discutions de nos passés respectifs. Souhaites-tu te joindre à notre conversation ? » Je n’avais posé cette question que de façon innocente : néanmoins la réponse de Lueur d’Occident prouverait si, oui ou non, elle avait quelque chose à dissimuler voire pire : si elle savait mentir.
Mon avis sur la question était encore partagé. Cette chatte ne m’avait rien fait, ne semblait pas nuisible, mieux encore elle participait assidûment aux tâches du Clan. Pourquoi ne pas la garder un peu plus longtemps dans nos rangs ? Je ne faisais de toute manière que rarement confiance, et je n’oserais mettre ma vie entre les griffes d’aucun chat du Clan de l’Ombre, à part le guérisseur et le chef. Pourquoi faire tant de remue-ménage sur un cas isolé ?

Je hochai distraitement la tête à la réponse à ma question de la guerrière. Je ne m’étais jamais réellement senti mal, maintenant que j’y pensais. J’avais eu peu d’amis, de qui j’avais fini par me détacher. Pas de morts affreuses, pas d’échecs insurmontables, aucune ambition ou passion inavouée. Mon cœur n’avait connu l’amour que frugalement, cet amour de jeunesse, qui n’embrase pas plus le cœur que les sens, qui n’empoisonne que les yeux à défaut de pouvoir empoisonner une âme. L’amitié s’était éteinte comme celui-ci, sans que je ne m’en aperçoive. J’avais mangé à ma faim, m’était saoulé de sommeil, abruti de la reconnaissance d’un ancien ou d’une reine lorsque je les protégeais. Ma vie n’avait jamais été époustouflante, et cette monotonie flagrante ne m’avait jamais dérangé. Aujourd’hui, alors que je commençais lentement à ouvrir les yeux, je me rendais compte que l’action me manquait. Les quelques jours succédant mon baptême de guerrier avaient été resplendissant de nouveautés, rapidement soufflées par le quotidien. Pour une fois, j’étais heureux d’être en la compagnie d’autres que moi-même. Je ne savais pas si je pouvais leur faire confiance plus qu’à quelqu’un d’autre, si cette rencontre déboucherait sur quelque chose d’autre, toutefois, c’était agréable. « - Je ne sais pas si cela convient au moment présent, mais bienvenue. » Je lui intimai d’un petit hochement de tête et d’un regard qu’elle pouvait continuer ses propos. Feu des Ombres ne semblait pas pressé de raconter son passé : le mien était inintéressant. Peut-être que la vie de Lueur d’Occident avait été palpitante ? De grandes aventures à couper le souffle, des relations hors du commun ? Je n’étais pas spécialement curieux, mais il fallait bien faire un effort, non ? Je me sentais sur la bonne pente de la sociabilité, pourquoi ne pas continuer ?