Le soleil avait entamé sa descente et le ciel, presque entièrement blanc à cause des nuages, se colorait lentement de couleurs plus chaudes. Pas un bruit ne venait troubler le champs désert. Même le vent s'était calmé le temps d'une soirée pour ne pas brouiller le silence paisible. Une petite souris grignotait silencieusement une graine quelconque à l’abri des épis de blé encore verts de ne pas avoir assez vu le soleil. Ses minuscules oreilles se redressèrent soudain, elle lâcha son dîner comme s'il venait de l'électrocuter et fila lestement, le tout en moins d'une seconde. Une tâche orange grossissait peu à peu à l'horizon, se souciant guère de faire une peur bleue aux rongeurs en présence avec les vibrations de ses pattes.

La tête haute et la queue levée, balançant au rythme de ses pas déterminés, Jus d'Orange fit son entrée dans le champs de blé. Il avait fait aujourd'hui sa meilleure chasse depuis des lunes, pas moins de quatre rongeurs, un oiseau et deux écureuils. Deux écureuils ! C'était la première fois de toute sa vie qu'il en attrapait autant en si peu de temps ! Cette journée l'avait mis de bonne humeur pour plusieurs jours au moins. Il se retint de sautiller en voyant le magnifique paysage que lui offrait le lieu qu'il avait choisi pour se balader avant de rentrer au camp pour déposer son fabuleux butin. C'était un terrain neutre, cela se sentait tout de suite. Les odeurs de chats étaient très diffuses et surtout très mélangées, il y en avait trop, aussi, qu'elles soient récentes ou non. Toutes ces flagrances diverses piquèrent le nez du chat ocre qui fronça les moustaches et se lécha le museau, comme pour se nettoyer le nez. Mais au dessus de ces odeurs et de celles des proies présentes -que tout bon chasseur se devait de repérer, même s'il n'était pas en chasse-, il y avait celle de l'herbe et des pousses nouvelles qui pointaient leur nez en même temps que la saison des feuilles vertes. Ces odeurs étaient très différentes des odeurs boisées que l'on pouvait sentir partout dans le Clan du Tonnerre, elles étaient moins capiteuses et entêtantes, mais plus légères et fraîches. L'odeur des champs donna à Jus d'Orange comme un goût de liberté, comme s'il respirait vraiment pour la première fois depuis longtemps. Il prit une grande bouffée d'air frais, et sourit comme un débile heureux aux épis de blé en face de lui. Ces petites pousses chatouillaient ses coussinets, mais ce n'était pas désagréable, cela lui donnait presque envie de rire.

Il avança un peu et s'amusa à caresser les brins du bout de la queue. Un petit vent se leva presque imperceptiblement et vint caresser l'échine de Jus d'Orange, mais l'air était encore doux pour l'heure tardive. Ça sentait vraiment la saison des feuilles nouvelles...

Mais sans crier gare, une bise plus fraîche souffla soudain et fit frissonner le chat du Tonnerre de froid. À cause d'un mouvement un peu brusque, il se prit un petit épi de blé sur le museau qui lui piqua le nez, ce qui le fit éternuer bruyamment. Le son se répercuta comme un écho sur le silence qui baignait les alentours et eut pour effet de briser le calme apparent. Un petit bruit furtif signifiant la fuite d'un rongeur se fit entendre entre les brins d'herbe, et au loin, un aboiement sinistre de chien résonna pendant plusieurs longues secondes. Jus d'Orange en resta pétrifié, prenant conscience qu'il courait peut-être un danger en restant ici. Les battements de son cœur s’accélérèrent. Il n'était pas sur son territoire, et si près des habitations des Bipèdes... Il n'était pas en sécurité. Mais cette montée d'adrénaline soudaine eut pour effet d'augmenter son excitation. Il sourit, de nouveau euphorique.

Quelques vagues gazouillis d'oiseau se firent entendre, comme s'ils avaient été réveillés par le bruit, et s'additionnèrent au son léger que produisaient le vent en soufflant sur les brindilles et dans les branches des arbres au loin pour créer une douce mélodie. Le vent revigorant plaqua les poils brillants de Jus d'Orange sur son échine et son poitrail, mais sa fourrure étant encore épaisse au sortir de l'hiver, il n'avait pas à craindre le froid. Il leva la tête vers le ciel et ses oreilles épousèrent le sens du vent, se tournant vers l'arrière, ce qui lui donna un air de chat suppliant, priant le Clan des Étoiles, le regard tourné vers le firmament. Mais les étoiles n'était pas encore arrivée. À la place, une ribambelle de couleurs chaudes avaient envahit le ciel et coloré les nuages sans qu'il ne s'en rende compte. Le ton dominant était le rose, qui tirait parfois vers le rouge, et se délayait en d'innombrables teintes d'oranges puis de jaune. Une tâche dans le ciel était encore restée bleue, et faisait penser à un lac en plein milieu d'une forêt incendiée, mangée par les flammes. Le contraste avec les champs vert sapin frais qui s'étendait jusqu'à l'horizon était saisissant.

Jus d'Orange ne se lassait pas de regarder le ciel qui changeait tellement lentement de couleur qu'il ne s'en rendait même pas compte, alors qu'il ne le quittait pas des yeux depuis de nombreuses minutes. Sentant sa position un peu inconfortable il cligna des paupières et baissa enfin la tête, avant de s'étirer lentement en sortant ses griffes. Il s'assit enfin et ramena sa queue près de lui, son excitation un peu descendue. Il se lissa le poitrail et lustra un peu son pelage. Cela le calma un peu, mais la fatigue cumulée de la journée commença à se faire sentir. Il cligna encore une fois les yeux à plusieurs reprises, chassant la fatigue par la seule force de sa volonté et porta son regard vers le lointain, le dos tourné à ses arbres chéris qui constituaient sa forêt, mais face à tous ces territoires inconnus, presque dépouillés d'arbres... C'est à ce moment là qu'il se rendit compte qu'il aimait vraiment son Clan, et qu'il était chanceux d'y être né. Bah oui, là où il n'y a pas d'arbres, il n'y a pas d'écureuils... Et s'il n'y a pas d'écureuils, alors ça n'intéressait pas Jus d'Orange !

La tête pleine de toutes ces pensées philosophiques, il attendit l'arrivée du Clan des Étoiles.

Ça y était presque. Des minuscules points de lumières commençaient à apparaître, tandis que les couleurs du ciel fonçaient et se confondaient pour ne former plus qu'une immense tâche bleu de plus en plus sombre, et que le soleil disparaissait presque tout à fait à l'horizon. À moins que ce ne soit son imagination, quelques étoiles étaient déjà présentes. Il se demanda si sa mère avait eu l'idée d'arrivée tôt ce soir, sachant qu'il l'attendait...

Perdu dans ses pensées, il occulta lentement tous les sons qui l'entourait. Le bruit des insectes qui se réveillaient avec le départ de l'astre diurne et le chant des oiseaux qui diminuait lentement d'intensité n'étaient plus qu'un obscur et lointain bourdonnement à ses oreilles. Il se laissa bercer par la mélodie du vent et l'air qui se rafraîchissait l'engourdissait peu à peu. Il somnolait de plus en plus, et bientôt, il n'aurait plus la force de lutter contre le sommeil. Mais inconsciemment, il gardait les yeux ouverts, le regard dans le vague.

Il ne sentit pas plus qu'il ne vit arriver le chat du Clan du Vent.

« Bonsoiir »

« Bouaaaaaahah ! »

Cet étonnant, mais non moins spontané hurlement fut la première réponse qu'obtient le matou pourtant très certainement dépourvu de toute mauvaise intention.

Jus d'Orange fixait l'inconnu qui était planté à une dizaine de longueur de queue de chat de là quelques secondes avec des yeux ouverts grands comme des soucoupes, tout à fait réveillé, pour le coup, avant de se rendre compte que ce n'était pas un monstre ou quelque chose d'effrayant du même genre... Dans son sursaut, il s'était relevé et avait même faillit trébucher en s'emmêlant les pattes. Trébucher assis, faut le faire quand même.

Il fini par se reprendre, calmant les battements de son cœur qui avait décidément eu une trop haute dose d'adrénaline pour la journée et afficha un sourire mis-penaud mis-accueillant, comme pour s'excuser d'avoir agit avec autant de vivacité. Bon, s'il voulait montrer à ce chat qu'il était d'un naturel calme, c'était rappé.

Il leva le museau et capta une odeur assez vive et fraîche, dérangeante car inconnue, mais pas désagréable car pas ennemie non plus, qui éclipsait toutes les autres odeurs environnantes, celle du Clan du Vent. Ses moustaches frétillèrent quand il se rendit compte qu'il ne savait pas comment agir en présence d'un chat d'un autre Clan sur un terrain neutre. Il savait comment agir quand il était dans son territoire : demander à l'inconnu avec tout le tact dont il était pourvu de s'en aller fissa. Il aurait su comment faire s'il s'était retrouvé sur le territoire du Vent ; fuir avant qu'il ne soit trop tard. Mais en plein milieu d'un champs...
Cette analyse ne dura qu'une seconde, le temps qu'il cherche quelque chose de pas trop idiot à dire.

Il opta pour une réponse simple, courante, mais polie, et en même temps très convenable ;

« Bonsoir. »

Et il lâcha un sourire un peu moins embêté et plus sincère, s'obligeant à quitter son air bête et ses yeux de merlan frit. De toute la journée il n'avait pas croisé un chat (et c'est le cas de le dire), mais il ne se rendit compte qu'à cet instant, maintenant qu'il était en face d'un congénère, que la solitude avait commencé à le peser.

Rapidement, il détailla la bête. Pas si grand que ça, peut-être même qu'il avait la même taille que Jus d'Orange, qui pourtant était plutôt petit. Il était néanmoins plus épais, et par conséquent pas inoffensif du tout. D'un autre côté, il n'avait pas l'air méchant, mais Jus d'Orange n'arrivait pas à savoir pourquoi... Son poil dense et entretenu qui lui donnait l'allure d'une peluche toute douce peut-être, ou sa façon de se tenir debout, l'arrière-train un peu décalé sur le côté et la tête haute. À ce moment là, le chat du Tonnerre se rendit compte qu'il adoptait presque la même pose, ce qui l'amusa. Son pelage était très clair et le rendait étonnement voyant malgré la luminosité qui ne cessait de baisser. La distance l'empêchait de voir plus.

Le chat roux était d'un naturel assez prudent, pour ne pas dire méfiant, mais il n'avait plus envie de réfléchir rationnellement à une heure si tardive... Oui, car pour un chat, il faisait quand même assez tard... Le chat en face de lui l'intriguait, alors instinctivement, il fit quelques pas en avant. Il n'avait aucun mauvais pressentiment, mais ses impressions étaient mitigées pour l'instant.

Comment savoir ? Il l'avait quand même pratiquement fait mourir de peur !

Jus d'Orange s'était remit de sa petite frayeur et avait réussit à calmer complètement les battements de son cœur. Son vis-à-vis semblait s'être reprit aussi, il avait remit sa fourrure en place et se tenait maintenant avec toute la dignité possible pas très loin de lui.

Il pouvait désormais le voir entièrement, malgré la faible luminosité. Il était plutôt trapus, peut-être à cause de l'épaisseur de sa fourrure, très certainement meilleur au combat, mais il ne fallait pas oublier cette odeur caractéristique des chats des Landes... Il était sûrement un bien meilleur coureur que ne le laissait supposer sa corpulence. La blancheur de son pelage brillait à la lueur de la lune, et il était parsemé de tâches plus sombres... Ses yeux clairs le fixaient. Un ange passa.

Soudain, il brisa le silence gênant qui s'était installé, comme s'il avait fini de reprendre une certaine contenance. Il lui décocha un sourire indescriptible, qui pouvait aussi bien être sincère que totalement faux.

« Enchanté. Mon nom est Valse de Minuit. Quel bon vent vous emmène-ici ? »

Le ton était posé et avait l'air délibérément pontifiant. Jus d'Orange se demanda s'il était toujours comme ça ou si c'était seulement pour se donner un air. Ou si c'était dans sa nature de tout le temps se donner un air, donc d'être tout le temps comme ça... Réflexion compliquée...
Valse de Minuit, en tout cas, c'était un beau nom. Un peu pédant, mais ça sonnait bien, c'était agréable et ça résonnait comme une mélodie à l'oreille. Jus d'Orange eu envie de le répéter pour entendre de quoi cela aurait l'air prononcé par lui, mais il se retint de le faire. Pourquoi passer pour un psychopathe quand on peut (essayer de) sauver les apparences et paraître normal ?

Il se redressa un peu, l'air serein, comme s'ils ne venaient pas respectivement de se casser la gueule, et rendit son sourire à Valse de Minuit. Il était sincère. Il était heureux d'avoir trouvé un interlocuteur qui se trouvait être de plutôt bonne qualité... Il n'avait jamais beaucoup souffert de la solitude, se surprenant parfois à se satisfaire de sa propre compagnie, mais d'un autre côté, il a toujours beaucoup aimé être entouré d'un public, ou de chats qui l'écoutent. Égocentrisme, que ça s'appelle. Il en était conscient, mais cela ne le gênait pas. Il arrivait même parfois à s'auto-persuader qu'il était vraiment le centre du monde.

« C'est moi qui suis enchanté. Je m'appelle Jus d'Orange. Excusez-moi de ma surprise mais je pensais être seul... J'attendais les Étoiles. Et vous ? »

Il n'était pas très fier de sa réponse. Ça faisait vraiment pucelle mélancolique, de déclarer " attendre les Étoiles "... Pourquoi ne pas raconter qu'il cueillait des petites fleurs bleues pour décorer sa litière, aussi ? Mais, même s'il n'en était pas fier, c'était vraiment ce qu'il faisait, seul au milieu des champs... ( pas cueillir des fleurs, mais attendre les étoiles, je veux dire ! )
En même temps, il se demanda pourquoi ce que pensait ce chat de lui importait tellement ? Il est vrai qu'il a toujours aimé avoir l'image la plus parfaite possible, se nourrissant littéralement des compliments qu'on pouvait lui faire, depuis qu'il était tout petit, mais ce chat ne faisait même pas parti de son Clan. Malgré tout, il paraissait tellement propre sur lui... Jus d'Orange n'aurait pas supporté de faire tâche à côté d'un félin si sérieux.

Jus d'Orange sentit que l'annonce de son nom avait fait réagir Valse de Minuit, mais il n'arrivait pas à cerner dans quelle mesure exactement. Peut-être avait-il l'air seulement... Amusé ? Mais il n'était pas totalement sûr de vouloir savoir si cela était plutôt positif ou non... Après tout, il n'avait pas vraiment voulu paraître amusant. Il plissa alors les yeux, se demandant s'il devait se sentir vexé ou pas. Il en conclu que non. S'il commençait à être vexé pour un rien, ça n'allait pas le faire, et il n'avait pas envie d'irriter son vis-à-vis. Pas seulement parce qu'il paraissait beaucoup plus gros, et en plus de ça, doué au combat, non. De toute façon, un bon coup de griffe bien placé pouvait tout aussi bien faire l'affaire. Mais il y avait une sorte de clair-obscur sur ce chat, une incertitude, qui le rendait intéressant. Il ne savait pas si c'était l'heure tardive qui faisait cet effet, ou tout simplement les rayons opalin de la lune qui illuminait la fourrure blanche de Valse de Minuit... Peut-être un peu des deux... Ou peut-être y avait-il autre chose.

Et le chat du Vent avait tourné son regard vers le ciel, à la mention des Étoiles. Alors, inconsciemment, le chat ocre avait aussi regardé vers le haut. Il fixa une à une les plus grosses Étoiles, se demandant s'il y avait quelqu'un qu'il connaissait parmi elles. Forcément, sa mère serait la plus brillante. Aucun doute possible, sa mère avait toujours été la meilleure...
Tout le monde a tendance à idéalisé les disparus, leur trouvant toutes les qualités du monde... Jus d'Orange n'échappait pas à la règle.

Valse de Minuit reprit la parole, expliquant pourquoi il était là... Jus d'Orange, sortit de ses pensées, se demanda vaguement pourquoi il lui racontait ça, avant de se souvenir que c'était lui-même qui lui avait demandé. Il se secoua mentalement, se promettant à lui-même d'être un peu plus concentré pour la prochaine...

« Peut être pourrions-nous nous tutoyer à présent »

« Hm, je ne crois pas, non. »

La réponse avait fusé, il n'y avait même pas réfléchit. C'était idiot, mais c'était la première réponse qui lui avait traversé l'esprit... Pour de la concentration, ça s'était de la concentration ! Il pouffa de rire très peu élégamment, se moquant de lui-même.

« Non, je rigole... Oui oui, tu peux m'appeler "tu". »

Il hocha le tête de haut en bas pour souligner ses paroles, avec le sourire. S'il y avait encore eu un espoir de paraître raffiné et précieux, bah c'était rappé... Tant pis. Après tout, Jus d'Orange préférait être spontané, surtout qu'il n'avait rien à perdre avec un inconnu. Il passerait pour un boulet qui utilisait l'ironie avec la subtilité d'un éléphant d'Afrique dans un magasin de porcelaine de Chine, cela n'avait aucune sorte d'importance... De toute façon, en l'espace de 3 minutes, il avait déjà réussi à hurler de peur et à déclarer comme on déclare qu'on aime les roses rouges mouillées de rosée les matins d'été qu'il attendait les Étoiles, alors...